Aréflexie

En voilà un A privatif de plein de choses

Lorsque, après cet accident qui m’a brisé entre autres, les deux rochers, je suis sorti du coma de trois semaines pendant lequel j’étais bien peinard ; j’ai eu quelques surprises. Je n’entendais plus rien, des lèvres bougeaient sans produire le moindre son, si elles étaient à plus de dix centimètres de mon oreille. Quand j’ai essayé de me lever, j’avais le vertige que j’ai attribué à de la faiblesse, quand je me suis aperçu que mes jambes n’avaient plus guère que la peau sur les os « j’étais passé de soixante seize à soixante quatre kilos ». Mais, la masse pondérale reconstituée n’a guère apporté d’amélioration à ma démarche d’ivrogne invétéré.

Plus tard j’ai su à quoi m’en tenir ; non pas grâce à un médecin, ils ne me renseignaient guère « disons pas du tout » ; heureusement, il y a le personnel soignant…

 

C’est une infirmière qui m’a déniaisé quand à mon état physiologique , elle m’a dit : « plus de canaux hémi circulaires= tu ne tiens pas debout, sauf si tu t’accroches ». Pour m’accrocher, je l’ai fait, j’ai pourtant mis trois ans avant de marcher sur un trottoir sans en tomber ; et sept ans pour tenir l’équilibre difficilement, en mettant un pied devant l’autre, sans avancer.

J’ai découvert tout seul que mon équilibre dépendait essentiellement de l’éclairage, et aussi que, quelle que soit la lumière, je ne mettrais jamais les mains devant lorsque je tomberais.

Je ne sais pas s’il existe des thérapeutes pour rééduquer les heureux bénéficiaires de l’aréflexie ; en ce qui me concerne, j’ai tout découvert tout seul. Par exemple, sans un bon entraînement, il est déconseillé de marcher en regardant en l’air ; maintenant, j’y arrive tout de même, à condition de ne pas penser à autre chose.

Etre en aréflexie, c’est être attentif en permanence à maîtriser tous ses mouvements…

Autrefois, j’étais chasseur sous marin, donc, plutôt acceptable, comme plongeur, alors, sans appréhension, j’ai plongé dans une piscine : merci à ma femme qui m’a repêché !

J’ai aussi réappris la bicyclette, et avec un si franc succès que j’en ai fait pendant un an, jusqu’à entreprendre un trek dans le Médoc, puis les Landes. J’étais un bon, ne tombant jamais jusqu’au jour où il s’est passé un truc que je n’ai pas compris, une chute inattendue. était-ce un instant d’inattention, un animal qui aurait traversé la piste cyclable va-t-en savoir… Je me suis réveillé quelques heures plus tard à l’hôpital de Bordeaux, scalpé, et une clavicule, la seule intacte jusqu’alors, pétée, la pauvre. C’est ce jour là que j’ai découvert que je ne mettais pas les mains devant !

Pourquoi donc suis-je si maladroit : cela tient à une particularité de l’aréflexie. Dans les trois premières années de sa vie, un enfant apprend à se servir de ses canaux hémicirculaires ; en quelque sorte, un repère de verticale, comme sur les avions. Il est si performant, ce gamin, qu’il s’arrange pour, quand il tombe, que ses yeux gardent une vision nette de son environnement : il voit les obstacles, les évite, ou pare le coup. Sans ces sacrés canaux, on ne voit plus rien, car les yeux ne sont plus affranchis du mouvement, ne le compensent plus , et la chute nous fait aveugles. Disons que la vue n’est pas affectée, mais la vision est occultée pendant la chute, ou bien tout mouvement rapide de la tête.

Depuis, j’ai compris que je dois me déplacer en prenant mes incapacités en compte sauf…quand j’oublie ! Ces oublis m’ont valu quelques séjours à l’hôpital ; deux chutes dans l’escalier de la cave, une chute en arrière au cours de laquelle ma tête a défoncé le verre cathédrale d’une porte, et une chute dans un ravin, heureusement arrêtée par un chêne de la pente qui m’a rendu le coup, mais sauvé la vie. Je ne comprends pas cette absence de prise en charge de l’accidenté, ou du malade en aréflexie, et j’en viens à me demander si les spécialistes ont la moindre idée des problèmes qu’elle pose…

 

 

 

 

Lorsque j’ai quitté l’hôpital, après mon coma, mon épouse m’a dit que l’on m’a demandé si je voulais aller en maison de repos, et que j’ai refusé. J’ai tellement bien compris la question, que je n’en ai jamais eu le moindre souvenir. J’ai compris depuis que, à ce moment là, mon jugement était totalement altéré par le traumatisme : j’étais inconscient des risques que je prenais. La logique aurait voulu que, d’autorité, les médecins me placent en milieu médicalisé, le temps que je reprenne un peu d’autonomie, car j’étais encore grabataire ou presque. Nous sommes dans un pays où l’avis éclairé de deux médecins peut placer une personne saine d’esprit en hôpital psychiatrique, et où un traumatisé cérébral est laissé en liberté par les mêmes avis:qui donc est le plus inconscient ?Je me répète, il n’est pas certain que les spécialistes aient la moindre idée du vécu de cette infirmité ; certains d’entre eux, au moins…

Et puis, j’ai tout de même quelques bonnes raisons de douter de leur compétence, des expériences personnelles m’ont amené à me poser quelques questions. comme tout bon accidenté, j’ai passé quelques tests et expertises, certains m’ont laissé rêveur… Alors que j’annonçais à un expert que, en l’absence de lumière j’étais grabataire, il a eu le sourire dubitatif et condescendant que l’on réserve aux tire au flanc. Pourtant, moi, je n’avais pas de vacances à gagner, à ce moment là, j’étais déjà pensionné à vie.

 

Pour vérifier mes réflexes, ce spécialiste m’a mis de l’eau dans les oreilles, un peu comme s’il avait tiré le démarreur d’une voiture dépourvue de moteur. L’IRM avait depuis longtemps montré que mes vestibules n’étaient plus qu’un amas de trucs informes, totalement inopérant. Alors, la flotte dans l’oreille, pourquoi, j’imagine que c’était pour écrire sur le rapport  «  procédé au test machin, résultat nul ! ». Eh bien, l’absence de canaux hémicirculaire était une preuve suffisante, à mon avis : c’est vrai que, n’étant plus fonctionnaire, j’ai acquis de l’imagination !

 

J’ai toujours voulu vivre malgré tout, une vie sans pantoufles ni fauteuil ; je fais de la paléontologie qui m’amène à me traîner sur des pentes de montagnes, ou des tas de cailloux dans des carrières. Mais là, il ne faut pas être présomptueux, ne pas hésiter à ramper sur les genoux, et même le ventre : l’avantage, c’est qu’on voit les fossiles de plus près, et mieux donc. Je fais aussi de la randonnée, par des chemins parfois un peu difficiles et là, il faut mettre sa fierté dans sa poche, et demander l’aide dont on a besoin.

Je crois qu’on peut vivre en aréflexie, jusqu’au jour où il n’y a pas de chêne sur notre trajectoire, celui où notre tête éclate sous le choc des escaliers, ou bien n’importe quoi d’imprévu, sinon imprévisible fait que cette chute sera la dernière. Etre sourd est pénible, très dur, même ; mais l’aréflexie c’est très dangereux !