AnneSophieMarchettoBlablacar

Je suis atteinte d’une surdité d’origine génétique qui a débuté dès la naissance et concerne plusieurs membres de ma famille (mère, grand-mère, frère, fils, cousin, oncle, etc.). Nos cellules auditives de l’oreille interne meurent prématurément. Comme elles ne se renouvellent pas, ma surdité ne fait que s’aggraver au fil des années.
Lorsque j’avais 20 ans, je n’entendais des sons qu’entre 30 et 60 décibels, en fonction des fréquences. Aujourd’hui j’ai 50 ans et j’entends entre 80 et 90 décibels, autant dire je n’entends quasiment plus rien sans aide auditive.

La voix se situant aux alentours de 60 décibels, j’ai eu des prothèses auditives dès l’école primaire.
Mais je ne les ai portées qu’à partir de la faculté. Il faut se remémorer la violence des enfants face à la différence et la violence des bruits d’une cour de récréation pour comprendre pourquoi je ne voulais pas porter ces énormes contours d’oreille à la mauvaise restitution analogique… J’ai choisi comme stratégie d’évitement pour toute ma scolarité en milieu « normo entendant », de recopier les cours d’une bonne amie. Je me suis aussi vite rendue compte que je faisais inconsciemment beaucoup de lecture labiale, car les professeurs barbus me posaient problème !


J’ai toujours travaillé en milieu également « normo entendant », mais avec quand même le statut de travailleuse handicapée qui plaisait beaucoup à l’embauche… . Je suis documentaliste, iconographe et journaliste pour le journal Sud Ouest. Comme la surdité est un handicap qui ne se voit pas, la majorité de mes collègues ignoraient que j’étais sourde. Jusqu’à ce que la crise sanitaire de la Covid nous tombe dessus et avec elle le port obligatoire du masque. Du jour au lendemain, j’ai dû répéter plusieurs fois par jour « excuse-moi mais je suis sourde et fais de la lecture labiale, donc peux-tu baisser ton masque stp ? ». J’ai très mal vécu ce « coming out » professionnel malgré moi. Je n’avais pas honte de ma surdité, je n’essayais pas de la cacher, mais je voulais juste vivre comme les « normo entendants », c’est tout. Là tout me ramenait à mon handicap, au bureau, dans les commerces, etc...

Je suis aussi arrivée à un niveau de surdité où mes prothèses en contour d’oreilles (les meilleures de la marque Oticon) ne pouvaient plus me permettre de compenser ce handicap évolutif. Les voix poussées au maximum de puissance commençaient à devenir des vibrations désagréables plus que des sons. Et je n’avais plus de marge de manoeuvre pour les décennies suivantes...

Ces deux événements (la crise sanitaire et les limites d’appareillage) m’ont amenée à me décider assez rapidement vers une implantation cochléaire.

C’est mon audioprothésiste (Max Beraha en libéral à Bordeaux qui officie aussi au service Implant du Chu) qui a émis cette solution et m’a transmis les coordonnées de Corinne Etchamendy qui dirige l’antenne bordelaise de l’association Cisic.
Corinne s’est montrée très disponible en me rencontrant individuellement à deux reprises, ce dont je la remercie chaleureusement ! Elle a pu répondre à toutes mes questions et j’ai pu converser avec une bi implantée de longue date, qui était donc le témoin vivant d’une implantation réussie !
Il s’est passé seulement un an entre l’idée de l’implant comme unique espoir et l’implantation elle-même.
Entretemps, j’ai passé tous les examens préalables au Chu et suis devenue éligible sur des critères que j’ignore encore...

L’opération s’est déroulée le 17 septembre 2021 au Chu de Bordeaux par le professeur Franco-Vidal. Je ne voulais pas d’ambulatoire car je ne voulais pas solliciter famille (à 500 km) ou amis pour la première nuit post-opératoire. Je suis rentrée la veille de l’intervention en milieu d’après-midi et suis ressortie le lendemain matin.


La nuit précédente a été agitée et je recommande plutôt d’accepter un petit somnifère que propose l’anesthésiste et que j’ai refusé par fierté ! Après quelques heures en salle de réveil, mon retour en chambre s’est très bien passé : j’avais une faim de loup, aucune nausée, vertige, pas trop de douleur.
Par contre mon premier repas a été une expérience incroyable, car mon goût était très modifié et c’est simple, j’avais tout bonnement la sensation d’avoir bu un verre d’huile qui tapissait toute ma bouche. Plus un arrière-goût métallique qui ressemble à une remontée de bile. Pas folichon, même si on sait que les plateaux repas hospitaliers ne sont pas de la haute gastronomie !
La première sensation de bouche pâteuse horrible est passée, ouf, par contre l’arrière-goût est resté, m’incitant à boire de l’eau en permanence. Au Chu, on m’en a dissuadée en me disant qu’on pouvait faire un coma à force de boire trop d’eau ! Depuis, trois mois après l’opération, j’ai toujours ce même arrière-goût permanent de bile (jour et nuit) mais je fais avec, reprenant cette citation de Machiavel lu dans un bon bouquin : « ce qu’on ne peut empêcher, il faut le vouloir ».


Passée la douleur de la zone suturée qui chahute mes premières nuits post-opératoires, je ressens la présence de l’implant sous la peau et commence à l’accepter, en passant mes doigts dessus régulièrement. Une manière de l’apprivoiser doucement !

L’activation de l’implant a eu lieu le 1er octobre 2021, soit 14 jours après l’implantation.


Je n’étais pas dans une attente folle contrairement à bien d’autres, dans la mesure où je pouvais encore entendre avec mes prothèses. Je tiens à préciser cela car nos témoignages sont tous uniques, du fait de nos parcours de vie variant selon nos surdités, nos capacités d’adaptation, notre psychologie. Mon régleur est mon audioprothésiste habituel, qui m’a équipée en prothèses pendant vingt ans.

Mes premières sensations ?


Que le son ne vient plus du dehors mais naît à l’intérieur de ma tête, ce qui est révolutionnaire !


Que le son est horriblement trop fort, surtout sitôt sortie de l’hôpital et plongée en piétonne dans la circulation urbaine.
Dès ce premier jour, les sons venant de l’implant prennent le dessus sur ceux restitués par la prothèse. Je ne l’entends plus du tout fonctionner, je ne vois aucune différence lorsque sa pile est HS !


L’audioprothésiste me parle et je semble le comprendre, mais en fait je me reposais sur la lecture labiale. Dès qu’il se met dans mon dos, je ne comprends plus la question qu’il me pose.
Par contre quand je lui réponds, je suis horrifiée d’entendre ma voix aussi forte que la sienne. Elle est parfaitement compréhensible mais tellement forte avec une réverbération qu’elle me dissuade de parler !
Il me met 4 programmes plus ou moins puissants, m’affirmant qu’au bout d’une semaine, j’aurai envie de passer au programme supérieur.


La première semaine ?

Les bruits de la ville sont une horreur, surtout les roues des véhicules motorisés : ils ressemblent à un son métallique d’eau qui coule, comme si des billes d’un roulement (à billes pardi) se déversaient continuellement sur des cymbales, un bruit insupportable ! Et qui commence et continue bien avant et après que le véhicule passe à mes côtés. Et ce ressenti ne vaut que pour un seul véhicule, à démultiplier donc...
Dans mon appartement, mes pas en chaussettes sur un parquet flottant ressemblent là aussi à des cymbales ! Le froissement de sacs plastiques est un enfer, et pire encore les couverts sur des assiettes (je fais la grimace comme si je croquais dans un citron)...

Ce sont en fait toutes les fréquences aiguës que mon cerveau redécouvre avec difficulté.

Je pars marcher sur les coteaux de l’agglomération bordelaise et j’entends avec enchantement foule de chants d’oiseaux ! Mais aussi ce bruit quasi continu d’écoulement d’eau. Comme je randonne de parc en parc, je suppose que j’entends l’eau de ruisseaux couler ? Que nenni : c’est la circulation motorisée à l’orée de ces espaces verts qui m’assaille malgré moi… J’y perds en poésie !...


Un mail tombe du Chu : Oticon rappelle cette série d’implant pour cause de pannes trop fréquentes (1%)… Evidemment les modèles déjà implantés restent là où ils sont : dans nos têtes. Pas cool de recevoir une telle information alors qu’on essaye d’accepter ce dispositif très perturbant en soi !
J’ai très vite un RV avec un des chirurgiens ORL pour me rassurer sur cette mauvaise nouvelle. Il faut voir le verre plein : 99 % de chance que mon implant ne me lâche pas… Sinon c’est de nouveau passer sur le billard et on repart de zéro  pour les réglages...
Je profite de ce RV pour revoir les réglages, car contrairement à ce que pensait mon régleur, je n’ai pas du tout envie d’augmenter la puissance de l’implant. Au contraire, je lui demande de baisser le premier programme, ce qu’il fait. Il en profite pour me faire passer un audiogramme rapide en cabine, et les résultats sont très prometteurs : j’entends des sons compris entre 20 et 30 décibels (donc je reviens entre l’enfance et l’adolescence, la classe !) et je comprends un mot sur trois !

Mais attention tout cela est dans le caisson insonorisé, ma discrimination est bien plus difficile dès que je retrouve les bruits du quotidien...

Les semaines suivantes ?


Sentiment de progresser de manière visible en environnement calme : séances bi-hebdomadaires chez une chouette jeune orthophoniste qui n’a jamais pratiqué ce type de ré-éducation d’implantation cochléaire mais se montre très enthousiaste (travail avec l’implant seul et sans lecture labiale : double précision importante), exercices quotidiens d’orthophonie sur logiciel chez moi dans le silence ou avec des bruits volontaires (là aussi avec l’implant seul et sans lecture labiale).
Par contre dès que je sors de chez moi où je vis seule, donc dans un milieu très calme, c’est l’enfer : je ne m’habitue toujours pas aux bruits de la ville !
J’emprunte à la bibliothèque municipale des livres audio, avec aussi le livre papier correspondant pour suivre (sinon c’est encore trop dur en audio pur), et je teste les différents programmes de l’implant seul durant des heures (parfois 5 heures de suite !).

La restitution des voix est désolante :
Luchini, Arditi, Alain Chabat, ils ont tous la même voix de « Nono le robot ». Mais par contre je réalise combien monter en puissance l’implant permet de gagner en clarté de la voix.

C’est simple : avec le programme le moins puissant, j’entends une voix lointaine et nasillarde, désagréable. Avec le programme suivant, j’entends deux voix en choeur, une avec un timbre grave et une autre avec un timbre aigu, un peu désagréable aussi. Tandis qu’avec le programme le plus puissant, ces deux voix se rejoignent et prennent une certaine tessiture, un relief même si elles restent très métalliques. Je perçois bien les différences d’intonation.


Je participe à une rencontre du Cisic au Chu de Bordeaux, en présence de Corinne la déléguée régionale et Yves un autre bénévole impliqué dans cette association, deux autres implantés et une retraitée qui s’interroge sur une future implantation. Témoigner de ma toute récente implantation (activation depuis 12 jours) est important pour essayer de lever ses doutes, et j’estime de mon devoir de rendre à cette association ce qu’elle m’a apporté !

Au bout de deux mois et demi ?

Je fais par hasard une découverte qui va apporter beaucoup de confort à ma rééducation.
Vous vous souvenez que depuis le premier jour d’activation de mon implant, je n’entendais plus du tout de son en provenance de ma prothèse à l’autre oreille. Or en variant les programmes sur cette dernière, je me rends compte que le dernier programme, celui normalement dédié à la musique (je joue du piano) reste lui bien fort. Je décide donc de le tester en situation de réunion associative, et c’est l’émerveillement : je retrouve ENFIN de la stéréophonie, et qui plus est avec les sons que je suis habituée à entendre au travers de prothèses depuis trente ans (donc pour moi ce sont des sons « naturels » même s’ils sont 100 % numériques).

Et durant ces quatre heures de réunionite à cinq femmes, je fais une autre expérience extraordinaire : au début j’entends toujours de manière séparée une voix électronique à gauche (oreille implantée) et « naturelle » à droite (prothèse), puis au fil du temps elles fusionnent et au final j’ai la sensation d’entendre avec la finesse de restitution de la prothèse et la puissance de l’implant.
Je retrouve ici exactement ce qu’une audioprothésiste a dit à Yves dans son témoignage : la qualité avec la prothèse (ou mieux une oreille non sourde) et la quantité avec l’implant.
Ce qui me fascine, c’est que mon implant et ma prothèse ne sont pas encore raccordés : je les ai choisis de la même marque pour pouvoir justement bénéficier de fonctions d’association ultérieurement, mais là comme je suis en train de travailler ma rééducation avec l’implant, nous n’en sommes pas encore à les associer. Donc c’est mon cerveau lui tout seul qui fait ce travail de fusion et ça m’épate !


Curieuse de ces découvertes, je demande un RV avec mon audioprothésiste en libéral pour comprendre pourquoi ce programme « musique » est le seul qui marche depuis que je suis implantée. Il est étonné et ne voit qu’une différence avec les programmes « voix » : il n’y a aucune réduction du bruit, toutes les fréquences pouvant être des notes de musique.


Je reste sur ma faim, constatant une fois de plus combien le fossé est grand entre les spécialistes médicaux qui gravitent autour de nous les implantés, et nos expériences de vie qui sont uniques, subjectives et parfois si difficiles à décrire et donc à partager.


C’est pourquoi j’ai grand plaisir à participer à une nouvelle rencontre du Cisic, avec Yves et un homme lui aussi à la recherche de témoignages dans le cadre d’un projet d’implantation.


Le 16 décembre 2021, je passe un audiogramme complet : oreille gauche avec et sans implant, oreille droite avec ou sans prothèse, et les résultats sont vraiment probants avec l’implant : toujours une ligne d’audition comprise entre 20 et 30 décibels.

Et j’entends les 9/10ème des mots !


Je demande au chirurgien ORL une prescription pour changer ma prothèse, afin de gagner encore en puissance et ainsi je l’espère, obtenir un meilleur équilibre en stéréophonie. L’avenir le dira…


Je consulte aussi pour une modification anatomique post-opératoire qui pourra intéresser certains lecteurs : j’ai constaté depuis une semaine comme un creux derrière mon oreille, de la taille d’une phalange de doigt ! En fait c’est une zone de la boîte crânienne qui a été fraisée pendant l’opération, et la peau s’est plaquée récemment dans ce creux du fait que je… renifle avec l’air froid de ce mois de décembre ! Le médecin me conseille de ne plus renifler, « ça ne sert à rien, il faut se moucher », sauf que quand on fait du vélo en hiver, qui plus est avec un passe montagne, on passe tout son trajet à renifler car on ne peut pas se moucher !!! Bref je n’ai pas fini de renifler, désolée et mon creux ne va pas s’arranger. Mais il ne se voit pas, étant de toutes façons caché par le processeur et des cheveux mi-longs.


Je dois signaler un changement important pour ma qualité de vie depuis que l’implant est activé :
alors que je m’efforce de le garder toute la journée et donc de supporter un niveau de bruit à la limite de la torture parfois, je ne ressens le soir aucune fatigue nerveuse. Et mes migraines ont quasiment disparu, alors que je suis migraineuse depuis l’enfance et les traite avec des Triptans plus d’un jour sur trois depuis des années… Il faut rester prudent car je n’ai pas repris le travail, donc ces nettes améliorations dans mon état de santé sont peut-être aussi liées au fait que je ne subis plus le stress professionnel. Mais je ressens cela comme une formidable victoire sur la fatalité !

Un dernier témoignage sur un sujet qui me tient à coeur (comme Yves) : la musique !


Je n’ai pas du tout travaillé cette écoute depuis l’activation, préférant me focaliser sur les voix pour pouvoir reprendre mon travail dans de bonnes conditions (a priori en février 2022 à mi temps).
Dès le début, j’ai testé mon piano numérique et la restitution par l’implant était horrible… Donc je n’ai pas eu envie de persévérer.
Depuis une semaine donc au bout de plus de deux mois, je commence à écouter des CD de manière attentive. Jouant du piano, c’est l’instrument que je souhaite le plus retrouver, donc je me passe l’intégrale des préludes et nocturnes de Chopin ! Le résultat n’est vraiment pas terrible côté implant mais avec la stéréophonie du programme musique de ma prothèse Oticon, c’est acceptable et je sens que ça s’améliore très légèrement au fil des jours et des heures d’écoute. Ces vacances de Noël, je profite d’un long séjour chez mes parents pour passer en revue toute leur discothèque : classique, jazz, chanson française, tout y passe avec plus ou moins de bonheur. C’est clairement pas ça côté implant : ça réverbère, c’est grossier, il y a plein de notes qui ne sont pas restituées, mais je me dis que ce n’est qu’un début !


Pour finir, je voudrais insister encore une fois sur le fait que chaque expérience d’implanté(e) est unique.


Ce qui caractérise le plus la mienne je pense, c’est la difficulté d’apprivoiser tous ces sons d’un coup depuis le premier jour de l’activation (on m’a rajouté en une seule fois 70 à 80 décibels dans la tête !), après trente ans de vie sous prothèses ayant des programmes de réduction des bruits pour se focaliser sur les fréquences des voix. Je réalise combien je vivais finalement dans un monde feutré, ouaté, comme un cocon. Et je rejoins totalement l’image que me suggère Yves au fil d’un échange oral à bâtons rompus : comme un nouveau-né, c’est avec une certaine violence que je quitte cet univers pour un tout autre, porteur de tant d’espérances auditives !

Mais je ne renie pas mon passé baigné de silence, une expérience de vie qui ne m’a jamais angoissée. Je vis seule depuis 5 ans, je m’endors chaque soir dans une quasi-surdité totale avec sérénité. Aujourd’hui je veux travailler ma rééducation auditive quotidiennement, mais sinon il pouvait m’arriver de ne pas porter mes prothèses toute une matinée certains week-ends. D’autres sens sont alors en alerte et je trouve cette expérience enrichissante.

Dans le même état d’esprit, je commence à me renseigner sur l’histoire de la communauté sourde, car je trouve dommage qu’on oppose de manière si binaire oralité et LSF. Je m’interroge aussi sur ce que peut ressentir un enfant né sourd, qui ne pratique encore aucune langue et qu’on implante :
comment exprime t-il son ressenti comme nous le faisons ici à travers l’écrit, ou oralement lors des rencontres du Cisic ?

Lorsque je serai à la retraite (anticipée si possible grâce au statut de travailleuse handicapée), j’aimerais partir à la rencontre de ces autres sourds, qui partagent tant avec nous, et pour cela apprendre la langue des signes dont j’ai bien conscience qu’elle est bien plus qu’un simple outil de communication.

Mais c’est un autre sujet !

Sophie M.